L’architecte vient d’offrir une seconde jeunesse à l’hôtel de ville de la capitale, une bâtisse datant de l’époque coloniale. Pour lui, il est essentiel qu’une cité conserve la mémoire architecturale de sa propre histoire. Une approche qu’il assume sans complexe.
Ironie du sort : au moment même où s’achève la restauration de l’hôtel de ville de Dakar – superbe bâtisse blanche de 117 ans –, une immense tour de béton vient de surgir du néant, à quelques dizaines de mètres du parvis. Triste illustration de l’insatiable boulimie immobilière qui défigure chaque jour davantage la capitale sénégalaise, où les bâtiments d’époque ont depuis longtemps cédé la place à des buildings sans âme.
Mamadou Berthé, 68 ans, ancien président de l’Ordre des architectes du Sénégal, préfère braquer son regard sur ce fleuron du patrimoine dakarois dont il vient de superviser le bain de jouvence. L’architecte est intarissable quand il s’agit d’expliquer les défis posés par l’ambitieux projet de remise en état du bâtiment : des carrelages à la charpente, en passant par les persiennes. Ce n’est pas pour rien qu’il est spécialisé dans les sites et monuments historiques et fut, un temps, vice-président du Conseil international des monuments et des sites (Icomos), une organisation internationale non gouvernementale qui fait office d’organe consultatif de l’Unesco.
« Une ville doit toujours garder en mémoire les événements marquants qui ont déterminé son évolution. Je regrette, par exemple, qu’on ne retrouve plus à Dakar les « tatas » datant de l’époque coloniale, ces anciennes fortifications qui ceinturaient les groupements d’habitations. Dakar n’est pas née ex nihilo. On y trouve même des sites préhistoriques », rappelle-t-il.
Dans les années 1980, du temps du maire Mamadou Diop, Mamadou Berthé est l’architecte-conseil de la ville et de la communauté urbaine de la capitale. Il conduit alors des travaux à Gorée et à Dakar mais, à l’époque, l’équipe municipale se contente de rafraîchir l’hôtel de ville (le plancher, les parquets…). « Cette fois, en revanche, il s’agit d’une restauration lourde de l’édifice qui, d’après mes recherches, figure à l’emplacement d’un des tout premiers bâtiments construits à Dakar, par des religieux, autour de 1904, précise l’architecte. Mais l’hôtel de ville tel qu’on le connaît aujourd’hui date de 1910, il a été et transformé ultérieurement. » De fait, alors que les employés de la mairie commencent tout juste à reprendre possession des lieux, la bâtisse blanche a retrouvé son lustre d’antan, du sol au plafond.
Le projet initial de restauration date de l’arrivée de Khalifa Sall à la mairie de la capitale, en 2009. À l’époque, Mamadou Berthé – membre du Rassemblement des écologistes du Sénégal-les Verts (RES-les Verts), dont il deviendra le secrétaire national – est lui-même conseiller municipal. « Nous avions alors monté des dossiers, mais notre ambition n’avait pu aller jusqu’à son terme, indique-t-il. Quelques années plus tard, Khalifa Sall est revenu vers moi en me disant qu’il avait obtenu une promesse de financement d’une commune suisse et qu’il avait besoin d’un dossier solide pour y donner suite. » En 2015, un dossier à la fois technique et financier est donc élaboré. Finalement, l’édile dakarois se rend compte que le budget requis est à la portée de la mairie et décide de lancer le chantier sur fonds propres. Mais les ennuis judiciaires de Khalifa Sall, qui lui vaudront de demeurer incarcéré de mars 2017 à septembre 2019 pour escroquerie et détournement portant sur des deniers publics, retarderont le projet de quelques années.
Entamé en 2020, le chantier n’aura pas excédé un an. Au terme d’un appel d’offres, c’est le groupe français Eiffage qui a été choisi pour en assurer la conduite, sous la supervision de Mamadou Berthé. « Le plus délicat a été de restituer la morphologie d’origine du bâtiment – autrement dit sa configuration initiale –, qui avait été dénaturée au fil des années. À savoir les pièces en enfilade, la galerie périphérique, les deux terrasses à l’avant et à l’arrière, etc., explique l’architecte. Il fallait ressusciter cela, tout en introduisant les mises aux normes conformes aux nécessités modernes : lieux d’aisance, sécurité incendie, contrôle vidéo, ascenseur, facilités pour les personnes à mobilité réduite… »
Insistant sur la nuance entre « restauration » (remise en état, la plus fidèle possible, d’un bâtiment dégradé par l’usure du temps) et « réhabilitation » (qui implique la remise en état fonctionnelle, quitte à procéder à des aménagements substantiels), Mamadou Berthé égrène les défis posés aux ouvriers et aux artisans qui ont procédé aux travaux : « Concernant les matériaux, nous avons fait reproduire les carrelages à l’identique. À plusieurs reprises, nous avons dû rejeter ce qui nous était présenté avant de parvenir au type de carreaux que nous souhaitions. Idem pour les éléments de décoration en stuc ou en plâtre. Ce fut une longue bataille ! »
L’escalier en marbre de la mairie a lui aussi été restauré à l’identique, tout comme les moulures du fronton. Quant à la charpente du toit et à sa boiserie vermoulue, elle a demandé des trésors d’ingéniosité pour retrouver sa structure originelle tout en respectant les standards de l’époque. « Les artisans ont dû ressusciter des techniques anciennes, notamment pour l’assemblage. Par exemple, nous avons utilisé du bois et non des clous pour faire les liaisons », précise l’architecte. Quant aux persiennes, toutes ont été refaites une à une. Au final, le chantier aura coûté 800 millions de F CFA (1,2 million d’euros), alors que certains avaient anticipé qu’il pourrait atteindre jusqu’à 4 ou 5 milliards de F CFA.
Déjà représentant de la mairie lors de la rénovation à l’identique du mythique marché Kermel, dans le centre-ville, ravagé par un incendie en 1994, Mamadou Berthé savoure aujourd’hui la portée historique de son travail d’architecte : « Une ville est un livre ouvert où s’inscrivent tous les événements importants qui composent son histoire. Les rues comme les bâtiments les reflètent, et l’on peut ainsi relire l’histoire d’une cité en la parcourant. » Au risque d’immortaliser les vestiges de l’ère coloniale ? « L’histoire ne se gomme pas, conclut-il. On en tire les enseignements pour préparer l’avenir. »